Culture(S)

La langue française comme un instrument de musique

Par Référent Culture, publié le mardi 31 mai 2022 17:15 - Mis à jour le jeudi 26 janvier 2023 08:31
Mizubayashi langue ailleurs.jpg
Akira Mizubayashi pourra peut-être venir au lycée Descartes à l'automne prochain : chronique d'une visite reportée, tant attendue !

Une langue venue d’ailleurs, c’est le titre d’un essai d’Akira Mizubayashi, paru en 2010 et dans lequel il explore avec une grande sincérité son choix de la langue française comme langue dans laquelle habiter. On découvre alors son « entrée dans le français » par la sonorité, la musique de leçons radiophoniques pour apprendre le français, avant même de suivre les cours de la faculté. Renée Lagache et Nicolas Bataille s’y donnaient la réplique. « Leur présence était avant tout et presque exclusivement celle de leurs voix et de la vibration sonore des énoncés qu’elles portaient et véhiculaient. Un professeur japonais, de renom d’ailleurs, était là pour expliquer la grammaire, mais il était discret, presque comme un figurant alors que, de toute évidence, c’était lui l’animateur ; le contenu de chaque leçon se réduisait à des sons à la fois clairs et veloutés, produits par les deux invités. C’était pour moi comme un récital à deux voix, un concert retransmis en différé où la voix de l’homme et celle de la femme se cherchaient, se répondaient, se confondaient, s’entrelaçaient dans leur mouvement phonique délicat et soigneusement défini. » (pp20-21)

La musique, présence nécessaire dans chacun des livres de l’écrivain, et dans sa vie quotidienne, relie Akira Mizubayashi à son frère, violoniste depuis l’enfance. Elle l’attache aussi au français précisément, comme à un instrument de musique. Et occupe une place centrale dans Reine de cœur, son dernier roman qui entre en résonnance avec Ame brisée, publié il y a deux ans. Reine de cœur suit les cinq mouvements de la Symphonie n°8 de Chostakovitch et on y retrouve la rencontre, l’amour, la guerre et sa violence, la relation entre la France et le Japon, la perte et la recherche de ce qui fait un être humain.

Mais pour revenir à Une langue venue d’ailleurs, Akira Mizubayashi expose le rôle très important qu’a joué pour lui la lecture et la découverte de l’œuvre de Rousseau sur laquelle il a réalisé ses recherches. Et à cet égard, il rend un hommage réitéré à Jean Starobinski, en particulier pour Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle, essai où il a retrouvé à la fois la critique de l’aliénation socio-culturelle qu’il a le sentiment d’avoir lui-même subie dans sa jeunesse au Japon et la valorisation d’un rapport authentique à soi, débarrassé des injonctions d’appartenance. Il s’interroge sur sa familiarité et son « étrangéité » par rapport au français, tout en persistant à placer la langue française du côté de la libération par les écarts qu’elle permet, étant la langue choisie.

Sa réflexion sur sa double appartenance linguistique prend un tour inattendu et empreint d’une sincérité très touchante lorsqu’il évoque enfin la parole adressée à sa chienne Mélodie :

« Bref, Mélodie, à sa manière, pratique un bilinguisme. Avant de la connaître, je n'imaginais pas à quel point un chien était apte à lire les sentiments des humains. Elle se met toujours à côté d'une personne malade et alitée ; elle s'associe à celui ou à celle qui sombre dans un découragement plus ou moins durable ; elle déchiffre la colère pour l'apaiser et la joie pour la partager. Une fois, lorsque je grondais ma fille, petite écolière, pour je ne sais quel motif, en japonais principalement mais en français aussi pour mettre Michèle dans le coup, Mélodie se glissa entre le père et sa fille en pleurs, et prit délicatement ma main dans sa gueule pour me dire : « Arrête, ça suffit comme ça... » Et je pourrais multiplier les anecdotes. Je ne suis pas de ceux qui humanisent les animaux de compagnie en leur imposant un accoutrement ridicule. Mais après douze ans de vie passée en sa compagnie, je ne saurais douter que quelque chose passe entre nous. Elle ne parle pas certes, mais tout son corps me parle. Elle me lance à l'occasion un tel regard de tristesse ou de désarroi, elle me tend ses pattes l'une après l'autre avec une telle expression d'inquiétude, elle pousse quelquefois de tels gémissements que je suis naturellement amené à lui adresser la parole à mon tour. Oui, je lui parle, je parle à ma chienne, parfois très longuement, vous moquerez-vous de moi ? La question est alors de savoir dans quelle langue je lui parle. Dans les deux langues puisqu'elle est pour ainsi dire bilingue et moi aussi ! Avec Julia-Madoka, comme je l'ai dit, j'avais pris l'habitude de me conformer au choix de la langue qu'elle avait effectué. Avec Mélodie, je suis naturellement libre d'opter pour l'une ou l'autre. Alors comment mon choix linguistique s'opère-t-il ? Comment une langue plutôt que l'autre me vient-elle à l'esprit et surtout aux lèvres ? En fait, la plupart du temps, je m'adresse à Mélodie en japonais, et cela pour une raison simple. Mélodie est comme un enfant de trois ans. Or il me semble que je ne sais parler à un enfant, sans me mentir, sans être en contradiction avec moi-même, sans avoir le sentiment d'être forcé de jouer un certain rôle, que dans la langue de mon enfance. Là je me libère, je redeviens moi-même un enfant de trois ans, en remontant en vertu de la langue à un âge où je suis encore protégé contre l'ombre menaçante du surmoi.

-Ne-e, ne-e, Mélodie-chan, nande sonnani kanashii kao shiten-no ? (Alors, ma petite Mélodie, pourquoi tu as l'air si triste ?) Otoo-san, shigoto dakara, hiru made hitori ni nacchau kedo, jiki ni kaeru kara ne. Mattete ne. Mélodie, iiko damon ne. (Je travaille ce matin, tu es seule jusque vers midi. Mais je rentrerai tout de suite après. Tu m'attendras sagement, d'accord? Tu es une grande chienne, ma petite Mélodie !)

 

Ma traduction française est impuissante à rendre la coloration enfantine du langage qui, face à Mélodie, se met en place spontanément. C'est que, dans la langue japonaise, beaucoup plus qu'en français, il y a des marques d'ordre non seulement lexical et syntaxique mais encore et surtout prosodique qui signalent que la parole est expressément adressée à un enfant. Ce sont là des traits discursifs enfantins. On mime donc le parler des petits en plaçant çà et là dans son discours d'adulte ces marques spécifiques. Un étranger saurait difficilement procéder à cette opération : elle n'est possible que si, dans le passé, on s'est profondément impliqué dans la langue enfantine. Avec Mélodie, c'est l'époque du monolinguisme japonais qui fait retour subitement et cela suscite chez moi, on le conçoit aisément, une certaine nostalgie.

 

Il m'arrive cependant de me surprendre en train de parler à Mélodie en français. Là, c'est un tout autre rapport qui s'instaure. Ce n'est plus à un enfant de trois ans que je parle. Je ne sais pas si un Français conversant avec un enfant a le sentiment de remonter le cours de son existence linguistique pour s'arrêter à un état de langue enfantine, s'il éprouve, autrement dit, le désir mimétique de se mettre au niveau de son très jeune interlocuteur. C'est ce que, d'instinct, je fais en choisissant le japonais. Et c'est précisément ce que je ne saurais faire en français : les portes de l'enfance française me sont fermées, elles sont condamnées. Quel hasard, en ce cas, veut-il que je parle à Mélodie en français ? C'est qu'elle vient occuper, au moment où je m'y attends le moins, la place d'ami. S'ouvre alors entre elle et moi l'espace d'une conversation amicale. Mélodie ne parle pas, mais elle s'exprime à travers moi. C'est moi qui lui prête la parole : un dialogue entre moi et moi, entre moi et un autre moi qui prend la place de Mélodie et sa figure. Elle est en face de moi. Elle fixe sur moi, comme cela arrive souvent, son regard pur de tout dessein malintentionné. Je lui confie mon souci. Elle me répond. Je lui confie un secret pour me débarrasser de son poids. Elle me donne des conseils, me suggère des idées. Son innocence interrogatrice a parfois une puissance de soulagement insoupçonné. Bref, je dialogue avec moi-même en français en empruntant ce détour précieux qu'est la bienveillante et constante présence de Mélodie. C’est toujours dans un moment de détresse que l’Amie Mélodie vient me tenir compagnie. » (pp 256-260)

Un écho à Montaigne peut-être ? Une humanité, assurément.